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Charles Taylor et les limites de la simple raison (2017)

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* Ma thèse s’est vue décerner la mention « Exceptionnel » lors de ma soutenance (25/04/2017), où siégeait M. Taylor lui-même à titre d'examinateur externe.

I. Problématique générale : un mythe des Lumières?

II. Mes trois principaux objectifs

III. Conclusion

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1. Problématique générale : un mythe des Lumières?

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          Mes recherches doctorales prolongeaient une réflexion amorcée dans le cadre de ma maîtrise en philosophie (2009-2011) à l’Université de Montréal, sous la direction de M. Michel Seymour. Cette réflexion portait sur la théorie originale et influente de la sécularisation proposée par Charles Taylor dans A Secular Age (The Belknap Press of Harvard University Press, 2007), dont le geste essentiel consistait à montrer que l’on ne peut dissocier la question d’abord sociologique de la sécularisation de la question proprement philosophique de la «vérité de la religion», c’est-à-dire de la transcendance et du salut [1]. Cela dit, le point de départ de ma thèse résidait de manière plus spécifique dans un article de M. Taylor intitulé «Die blosse Vernunft (‘‘Reason Alone’’)», paru dans le recueil Dilemmas and Connections: Selected Essays (The Belknap Press of Harvard University Press, 2011). Cet article faisait valoir avec force et rigueur que l'idée selon laquelle nous pourrions distinguer la sphère autonome de la «simple raison» du domaine de la foi religieuse (ou des grandes convictions existentielles) s'avérerait en vérité «dépourvue de tout fondement» (utterly without foundation) dans la philosophie pratique et les sciences humaines, notamment [2].

 

        Taylor emprunte explicitement le concept de «simple raison» au titre du célèbre traité d'Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793), et vise par ce concept une distinction épistémologique forte entre, d’une part, (a) une «raison séculière», apte à résoudre ses litiges «de manière à satisfaire n’importe quel penseur honnête et lucide» («in a way which can legitimately satisfy any honest, unconfused thinker»), et d’autre part, (b) une «raison religieuse», dont les dogmes demeureraient toujours incertains et ne convaincraient en définitive que ceux qui les ont déjà acceptés («where religiously based conclusions will always be dubious, and in the end only convincing to people who have already accepted the dogmas in question»). Cette distinction va au cœur de l'idéal moral hérité des Lumières selon lequel l’humanité serait appelée à se prendre en main par l’exercice responsable de sa propre raison, de manière à s’émanciper de la dictature séculaire des autorités religieuses, de la tradition et des «préjugés». En cela consiste ce que Taylor dénomme, non sans un brin de malice, le «mythe des Lumières» (myth of the Enlightenment) : la modernité en tant que passage de la foi/révélation à la simple raison, de l’hétéronomie à l’autonomie, de l’enfance à la vie adulte, de l’ordre théologico-politique du Moyen Âge à l’«ordre moral moderne» (Moral Modern Order), c’est-à-dire à notre compréhension désormais contractuelle de la société civile, conçue comme un ordre érigé exclusivement en vue du bénéfice mutuel d’individus libres et dotés de droit inaliénables, et donc un ordre régi par la raison publique et instrumentale [3].

 

     Dans ce mythe des Lumières, l’idéal de la simple raison se noue étroitement aux «récits soustractif» (subtraction stories) de la modernité ou de la sécularisation, selon lesquelles la modernité avancerait, progresserait, dans la mesure exacte où elle parviendrait à se débarrasser de ses oripeaux métaphysiques et religieux, c'est-à-dire à s’arracher à l’élément de la foi. Il suffirait de s’émanciper des horizons traditionnels pour que l’ordre moral moderne surgisse avec évidence comme la seule solution de rechange aux anciens régimes : «It needed no inventive insight or constructive effort. Individualism and mutual benefit are the evident residual ideas which remain after you sloughed off the older religions and metaphysics[4]» Or, ces récits soustractifs de la sécularisation présupposent toujours la possibilité d’accéder à un domaine de vérités morales et politiques universellement accessibles du point de vue de la raison séculière, de sorte que la relation entre l’idéal de la simple raison et ces récits soustractifs s’avère intrinsèque, ou essentielle. De même, Taylor montre dans A Secular Age que ces deux aspects du mythe des Lumières sont également indissociables de ce qu’il dénomme l’« humanisme exclusif » (exclusive humanism[5], c’est-à-dire une attitude qui consiste à protéger la sphère de la raison séculière, ou l’ordre moral moderne, du «choc» des convictions religieuses et des appartenances communautaires ; éviter que les vérités présumées de la foi ou de la métaphysique ne compromettent les consensus qu’est en mesure de produire la simple raison. Un raisonnement de ce type est certainement à l’œuvre dans les approches dites «républicaines» de la laïcité, par exemple, qui ajoutent au respect de l’égalité morale et de la liberté de conscience un idéal d’émancipation rationnelle, exhortant les individus eux-mêmes à critiquer et mettre à distance la religion [6].

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Le cœur de l’humanisme exclusif réside dans un raisonnement normatif aussi élémentaire que déterminant, bien souligné par Taylor : il importe de «mettre à l’écart» (sideline) la raison religieuse dans tous les champs de connaissance où cette dernière peut être légitimement distinguée de la simple raison, car dès lors qu’une telle distinction épistémologique est admise, ou bien la foi religieuse parvient par ses voies propres aux mêmes conclusions que la simple raison et s’avère alors «superflue», ou bien elle parvient à des conclusions contraires et se révèle alors être un élément «dangereux et perturbateur» (dangerous and disruptive[7]. L’idée de la simple raison et les récits soustractifs de la modernité tendent ainsi, suivant cet argument normatif, à prendre place dans le cadre d’un vaste refoulement du religieux hors du champ des connaissances et de la sphère publique.

 

       Taylor fait valoir contre ce mythe des Lumières une critique de la tradition épistémologique moderne, auquel appartient l’idéal de la simple raison, au nom d’une conception plus «herméneutique» de la raison humaine, c'est-à-dire plus sensible à la relativité historique et langagière de ses expressions. La raison humaine serait en vérité toujours une «foi en quête d’intelligence», suivant le célèbre mot de saint Augustin («fides quaerens intellectum»), soit précisément un effort de compréhension où ne peut être admise aucune distinction épistémologique tranchée entre raison et foi. Cette critique de la simple raison va de pair chez Taylor avec un rejet des récits soustractifs de la modernité, au nom d’un récit alternatif qui vise au contraire à mettre en évidence la pluralité irréductibles et toujours croissantes des positions (ou des « options ») éthiques et spirituelles dans notre «âge séculier» : le «grand récit de la Réforme» (Reform Master Narrative). La modernité serait avant tout un espace de dilemmes et de conflits - le «cadre immanent» (immanent frame) - où se font face, d’une part, des perspectives qui admettent une dimension de sens transcendante (la «croyance»), et d’autre part, des perspectives qui dénient cette dimension transcendante (l’«incroyance»), et où toute prise de position exige que l’on aille «au-delà des raisons disponibles pour rejoindre le monde de la confiance anticipatrice <the realm of anticipatory confidence[8].

 

       À son tour, cette déconstruction des récits soustractifs de la modernité a pour horizon normatif ce que nous pourrions appeler un humanisme ouvert, dont le propre est de convier toutes les positions éthiques et spirituelles à un vaste «débat herméneutique» (hermeutical debate). Un tel débat ou effort de «fusion des horizons» serait entrepris afin (i) de lever les caricatures mutuelles, qui agissent comme autant de «béquilles» (crutches) identitaires, (ii) d’apprendre des autres positions en élargissant notre «langage de possibilités humaines» (language of human possibilities) et (iii) de construire des amitiés nouvelles, fondées sur une compréhension réciproque de ce qui inspire et motive autrui : «I think what we badly need is a conversation between a host of different positions, religious, non-religious, antireligious, humanistic, antihumanistic, and so on, in which we eschew mutual caricature and try to understand what ‘fullness’ means for the other[9]»

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2. Mes trois principaux objectifs

       

        Est-il encore légitime de distinguer, d’une part, la « simple raison », apte à convaincre n’importe quel penseur honnête et lucide, et d’autre part, le domaine de la foi religieuse, où les différences de conviction seraient a priori irréductibles, parce que soumises à des conditions de validité sui generis? Dans quelle mesure ce «partage des voix» entre la raison et la foi, que commandait au siècle des Lumières l’«exigence de l’émancipation» ou de l’affranchissement des tutelles autoritaires (le Selberdenken, le «penser par soi-même»), est-il encore d’actualité? Les temps ne sont-ils pas mûrs pour une autre attitude de la raison philosophique par rapport à la foi religieuse, qui se proposerait de mettre en question la théorie qui opposait la raison et la révélation comme deux «sources» irréductibles de vérité?

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​      Ma thèse poursuit trois objectifs principaux, dont la visée commune consiste à clarifier les tenants et aboutissants de la critique de la «simple raison» chez Charles Taylor, au regard de la totalité de son œuvre. Dans un premier temps, je me suis proposé de faire ressortir, aussi clairement que possible, les grandes lignes de sa conception herméneutique de la raison humaine. La clef de voûte de cette conception réside dans la thèse selon laquelle l’être humain est un «animal qui s’auto-interprète» (self-interpreting animal), dont l’existence est toujours-déjà façonnée, structurée, par la façon dont il se comprend. Cette thèse ancre fermement la philosophie de Taylor dans la tradition herméneutique contemporaine [10], et ce en dépit du fait qu’il favorise plutôt une démarche « hybride » qui se situe au croisement des disciplines académiques et des frontières départementales établies [11].  La raison humaine se meut dans l’élément du «cercle herméneutique» – la compréhension doit constamment se saisir, par un travail d’explicitation, de ses anticipations de sens et ses «conditions d’arrière-plan» (background conditions) – et cette problématique coïncide chez Taylor avec celle de la «connaissance d’agent» (agent’s knowledge), c’est-à-dire une connaissance qui nous est accessible exclusivement en tant qu'agents rationnels. Or, cela est déterminant pour mon propos, car cette connaissance d’agent comporte un moment constitutif de «foi épistémique» (epistemic faith) : 

 

The path through reason to truth inevitably involves a phase of near-blind groping which only later may be ratified in the clarity of the sense-making that ensues. There are two facets to this ratification. The first comes from the clarity of the sense we make, which each one of us may experience for ourselves. The second comes for the general agreement of all those engaged in reasoning, that we have really made sense of things. Because reasoning is something we don’t only do alone, but which also inescapably involves dialogical collaboration and exchange, these two facets can never be wholly separated from each other. [12]

 

La raison herméneutique comporte deux phases indivises : une première de nature «clarificatrice» (an articulative face), où il s’agit d’expliciter notre compréhension largement implicite et inchoative du monde, de trouver les «mots justes» pour dire ce dont il est question, puis une seconde de nature plus argumentative et dialogique, dont l’enjeu est de mettre à l’épreuve cette ontologie implicite dans un va-et-vient permanent entre tâtonnement et ratification. Taylor rejoint ainsi de nouveau la critique de l’épistémologie moderne proposée par Hans-Georg Gadamer dans Vérité et méthode (1960), qui réintégrait dans notre conception de la raison humaine certaines des instances constitutives qui en avaient été expulsées – l’autorité, la tradition, les préjugés, l’imagination, etc. –, mais se proposait avant tout de reconnaître le caractère «événementiel» ou non-maîtrisable de la compréhension. En outre, notre auteur estime que cette critique permet de surmonter l’alternative stérile entre le rationalisme révolutionnaire des Lumières et le traditionalisme réactionnaire des romantiques, en écartant toute opposition tranchée entre la raison et la foi (ou la révélation) :

 

What does this understanding of reasoning do to the post-Enlightenment notion of ‘‘reason alone’’? In fact, it makes it very problematic to say the least. If reason is defined in opposition to faith, then it threatens to collapse as a category when we see the role that faith in our inchoate insights must play. If it is opposed to revelation, then the problem is that ‘‘revelation’’ is a category which we come to articulate in order to make sense of our most fundamental insights. It is itself the fruit of reason-as-articulation[13]

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Les «vicissitudes» de la simple raison nous contraindraient en ce sens à dépasser non seulement l’exclusion radicale de la foi du domaine de la rationalité, mais également l’idée selon laquelle la raison et la foi constitueraient par nature deux sources indépendantes de connaissance. La théorie classique des deux sources de vérité (la raison et la révélation), sur laquelle faisaient fond les mythes des Lumières et du Romantisme, était elle aussi la conséquence, selon Taylor, d’une méconnaissance par la raison elle-même de l’un de ses moments primitifs et essentiels. Le paradigme herméneutique se distingue donc également chez notre auteur de la conception de la raison humaine qui prévalait dans la tradition classique, antique et médiévale – tradition dont provient, d’ailleurs, la célèbre devise de Kant, «Sapere aude», attribuable à Horace. Cela dit, il est capital pour notre propos de souligner que le concept de foi épistémique ne suffit pas à révoquer l’idéal de la simple raison. Comme nous l’avons déjà mentionné, Taylor admet que l’on peut préserver une certaine intelligence de la simple raison («we can salvage a category of reason alone») dans les sciences formelles, les sciences naturelles et certains raisonnements de la vie ordinaire, car il demeure possible dans ces domaines de «transcender» l’élément de la foi épistémique en accédant à des consensus solides et durables. C’est pourquoi il nous faudra distinguer au sein même du paradigme herméneutique les disciplines qui relèvent encore de la simple raison et les disciplines qui doivent, dans la perspective de notre auteur, en être exclues, au motif que la dimension de la foi épistémique demeurerait en elles indépassable, «toujours agissante» (ever-active) : les sciences humaines, la philosophie et la théologie, notamment.

 

       Dans un deuxième temps, je soutiens que cette conception herméneutique de la raison admet une distinction fondamentale entre deux modes de réflexion, l’argumentation transcendantale et la quête d’authenticité, et j’avance que l’argumentation transcendantale peut à son tour être comprise comme une modalité particulière de la «simple raison» dans le cadre de ce paradigme herméneutique. En effet, l’argumentation transcendantale repose chez Taylor sur l’idée selon laquelle nous ne pourrions récuser certaines vérités touchant «la nature du sujet ou sa position dans le monde» – son historicité constitutive, par exemple, ou le caractère dialogique du moi – sans nier l’effectivité même de notre expérience du monde, c'est-à-dire sans céder à une forme de contradiction performative («The Validity of Transcendental Arguments» [1978], Philosophical Arguments. Harvard University Press, 1995). Nous serions en mesure d’expliciter les «cadres inéluctables» (inescapable frameworks), ou les conditions a priori, universelles parce qu’inéluctables, de l’agir humain, hors desquelles une vie humaine «fonctionnelle», «non pathologique», serait impossible. Or, bien qu’elles ne fassent pas de facto l’objet de consensus stables et universels, et bien que l'argumentation transcendantale soit marquée d'une faillibilité inexorable, les conclusions des arguments transcendantaux demeurent de jure valides et acceptables pour tous dans la mesure où elles trouvent un «ancrage incontestable» (unchallengeable anchoring) dans notre expérience élémentaire du monde.

 

         La «quête d’authenticité» caractérise au contraire le vaste domaine de connaissance où une prétention telle a priori s'avèrent «dépourvue de tout fondement». Je défends à cet égard une thèse exégétique forte selon laquelle la quête d’authenticité ne désigne pas seulement chez Taylor un idéal éthique parmi d’autres, mais détermine les conditions d'exercice inéluctables de la raison humaine dans les disciplines herméneutiques (sciences humaines et philosophie), à l’exception décisive de l’argumentation transcendantale.  L’idée d’une «quête» d’authenticité signifie que notre effort herméneutique de compréhension doit prendre la forme d’une exploration par «résonance personnelle» (personal resonance) où l’unique pierre de touche est notre «sens des sources morales» (our sense of moral sources), notre compréhension largement implicite de ce qui donne sens et fondement à notre vie morale, du souverain Bien. Plus exactement, la quête d’authenticité définit chez Taylor une sphère de connaissance où la validité même des normes/raisons/arguments dépendrait de la «foi existentielle» (existential faith) des agents, de notre expérience morale et spirituelle.

 

       L’argumentation transcendantale et la quête d’authenticité constituent les deux modalités essentielles de la «connaissance d’agent» ou de la raison humaine dans les disciplines herméneutiques. Il s'agit de deux niveaux irréductibles de réflexion, que l’on ne doit pas confondre : la quête d’authenticité doit être écartée, « mise à l’écart », là où une argumentation transcendantale est possible. Tout comme les disciplines herméneutiques en général devraient s’interdirent de faire valoir leurs conclusions propres sur le terrain des sciences exactes (car ou bien ces conclusions seront superflues, ou bien elles seront nuisibles), la quête d’authenticité se doit également de respecter les bornes fixées extérieurement par l’argumentation transcendantale, sans interférer avec elle.

 

        Dans un troisième temps, je me propose d’examiner la distinction entre l’argumentation transcendantale et la quête d’authenticité de façon à mettre en question les limites assignées par notre auteur à la première. Plus précisément, mon intention est de démontrer que la critique herméneutique de la simple raison proposée par Taylor présuppose elle-même la viabilité d’une éthique transcendantale et, par conséquent, la viabilité d’une conception transcendantale de la simple raison dans la sphère de la rationalité pratique. Je me demande en ce sens si les «cadre inéluctables» ne doivent aussi être compris comme des normes transcendantales pour l’agir humain, dans la mesure où la compréhension que nous avons de nous-mêmes en tant qu’agents peut dissimuler ses propres nécessités constitutives et sombrer dans des pratiques aliénantes, «autodestructrices» (self-defeating) ou «trébuchantes» (stumbling). Cette éthique transcendantale affleure en plusieurs lieux dans son œuvre sous la forme d’un «humanisme» de type néo-aristotélicien [14], solidement ancré dans ses analyses des conditions d’arrière-plan inéluctables de l’agir humain, sans toutefois être explicitement conçue et assumée en tant que telle. C'est ainsi que je propose en fin de parcours de réhabiliter de cette vieille idée métaphysique d’une «nature humaine normative» : c’est qu’il me paraît clair que l’argumentation transcendantale – si ses prétentions a priori peuvent vraiment être justifiées, comme je le crois – doit établir une relation indivise entre l’«essence humaine» (human essence) et le «bien humain» (human good) [15].

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3. Conclusion

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      En définitive, mes analyses de la critique herméneutique de la simple raison menée par Charles Taylor culminent en une critique immanente, qui consiste à confronter l’éthique transcendantale implicite dans son «anthropologie philosophique» (l'ensemble de ses arguments transcendantaux) à sa conception des rapports entre l’argumentation transcendantale et la quête d’authenticité – et donc confronter cette éthique transcendantale à sa conception des limites de la «simple raison» dans le cadre du paradigme herméneutique. Plus précisément, il s’agira de dégager les implications normatives de son anthropologie philosophique afin d’établir la légitimité d’une distinction entre, d’une part, une éthique transcendantale apte à transcender l’élément de la foi existentielle, et d’autre part, le domaine des normes dont la validité dépend de la foi existentielle des agents.

 

       Ma critique immanente de la position de Taylor ne me conduit pas, cependant, à réhabiliter le mythe des Lumières, c’est-à-dire un récit soustractif de la modernité ou une forme d’humanisme exclusif. Le terminus ad quem de ma thèse réside plutôt dans le projet de (re)lancer un débat sur notre «nature normative» a priori ou transcendantale, universelle parce qu’inéluctable. Une telle réflexion porterait sur ce qui fonde la validité des normes morales et éthiques, et non sur la manière de les appliquer, de les incarner ou des articuler dans un projet de vie (individuel et collectif) cohérent. Le meilleur modèle de l’éthique appliquée demeure sans doute celui de la phronesis aristotélicienne. Bien que la validité de certains principes éthiques puisse faire l’objet d’une légitimation transcendantale, l’application ou la réalisation de ces principes requiert que nous demeurions sensibles aux exigences concrètes qui émanent des situations particulières ; comme le soutient Taylor, nous agissons et pensons toujours à partir d’une intelligence préalable de l’essence humaine et du bien humain – in medias res, pourrait-on dire, jeté «au milieu des choses». Néanmoins, l'éthique transcendantale que j'appelle de mes vœux permettrait peut-être, à terme, de mieux assumer les normes constitutives de notre agir, c’est-à-dire d’accéder à un plus haut degré de liberté et de lucidité, et donc de sagesse.

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[1]. Cf. Guillaume St-Laurent, Dialectique et sécularisation chez Charles Taylor, 2010.

[2]. « Die blosse Vernunft (‘‘Reason Alone’’) », 2011, p. 328 (nous traduisons). Les prémices de cet article sont à trouver dans « Secularism and Critique », une courte réplique à un essai de Saba Mahmood (« Is Critique Secular? »), parue en 2008 sur le blogue The Immanent Frame. Secularism, Religion and the Public Sphere : http://blogs.ssrc.org/tif/2008/04/24/secularism-and-critique/ Dans la foulée du débat suscité par la parution de A Secular Age, ce blogue a été mis sur pied en conjonction avec le programme de recherche Religion in the Public Sphere, fondé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada en 2007.

[3]. « Die blosse Vernunft (‘‘Reason Alone’’) », 2011, p. 329-342.

[4]. Id., p. 339-340. Cf. A Secular Age, p. 22.

[5] Les interprétations fermées du cadre immanent sont expressément rapportées à l’ «éthique de la croyance» (William Clifford, 1877) selon laquelle il vaut mieux s’en tenir à ce que l’on peut vraiment savoir, ne rien croire que l’on ne sache avec certitude. Nous pourrions aussi parler ici d’un véto agnostique élever contre la foi et la religion.

[6] Cf. Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (coécrit avec Jocelyn Maclure). Montréal, Les éditions du Boréal, 2010, p. 42-43.

[7]. Charles Taylor, « What Does Secularism Mean? », Dilemmas and Connections, 2011, p. 320.

[8]. A Secular Age, p. 551.

[9]. Charles Taylor, « Afterword: Apologia pro Libro suo », Varieties of Secularism in a Secular Age. Ed. par Warner, Micheal,  Jonathan Vanantwerpen & Craig Calhoun, Harvard University Press, 2010, p. 318.  « [A conversation] where you really have this desire to know what it’s like to be the other person and live their kind of spiritual life. » (Chris Keller, Ronald Kuipers & Charles Taylor, « Religious Belonging in an ‘‘Age of Authenticity’’ : A Conversation with Charles Taylor », The Other Journal, juin 2008)

[10]. Il est bien connu que la pierre angulaire de l’herméneutique contemporaine est la célèbre « ontologisation du cercle herméneutique » opérée par Heidegger dans Être et temps (1927) et reprise par Gadamer dans Vérité et méthode (1960), c’est-à-dire la promotion de cette ancienne règle méthodologique au statut de structure fondamentale de l’existence humaine. L’animal rationale est un être qui pense et agit toujours-déjà au sein d’une compréhension préalable de son être. À la fois « projet » (Entwurf) et « être-jeté » (Geworfenheit), la compréhension n’est plus alors conçue comme un mode spécifique de la connaissance humaine (aux côtés de l’explication scientifique ou de l’intuition philosophique), mais bien en tant que détermination essentielle de notre ouverture au monde et comme la « forme d’accomplissement originaire du Dasein » (Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris, Éditions du Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1996 [édition intégrale], p. 280). En ce sens, le tournant ontologique de l’herméneutique est également ce qui doit permettre de saisir la portée universelle de l’herméneutique : « Grâce à l’interprétation transcendantale de la compréhension par Heidegger, le problème de l’herméneutique s’enrichit d’une portée universelle, voire d’une dimension nouvelle. » (Id., p. 285)

[11]. « The best work goes in the ‘‘hot pursuit’’ of its problem in blissful ignorance of departmental boundaries. » (« What drove me to philosophy: The 2008 Kyoto Prize Commemorative Lecture: Arts and Philosophy », Inamori Foundation, 2008, s. p.

[12]. Charles Taylor, « Reason, Faith and Meaning », Faith and Philosophy, vol. 28, n°1, 2011, p. 9.

[13]. Ibid.

[14]. « Thus there is a type of ethical reflexion, exemplified for instance in the work of Aristotle, which attempts to discover what men should do and how they should behave by a study of human nature and its fundamental goals. This is the attempt to elaborate what is often called a ‘humanism’. The premiss underlying this reflexion, which is by no means confined to philosophers, is that there is a form of life which is higher or more properly human than others, and that the dim intuition of the ordinary man to this effect can be vindicated in its substance or else corrected in its content by a deeper understanding of human nature. » (Charles Taylor, The Explanation of Behavior. Londres, The Humanities Press, 1964, p. 4)

[15]. Cf. Charles Taylor, Retrieving Realism (coécrit avec Hubert Dreyfus). Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2015, p. 164-165.

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ABSTRACT --- Is it still legitimate to distinguish, on the one hand, ‘‘reason alone’’ or nonreligiously informed reason, whose conclusions are in principle able to satisfy any honest and lucid thinker, and on the second hand, the domain of religious faith, where differences of conviction would be a priori irreducible? Is this divide between reason and faith, which was prompted at the time of the Auflkärung by a great call to ‘‘emancipation’’ (to ‘‘think for yourself’’, Selberdenken), still relevant for us today? Are the times not ripe for another philosophical attitude in relation to religious faith, which would call into question the theory that opposed reason and revelation as two irreducible ‘‘sources’’ of truth?

 

          This dissertation will pursue three main objectives, whose common aim is to clarify the motives and implications of the critique of ‘‘reason alone’’ in Charles Taylor’s work. First, we will show that Taylor rejects the ‘‘epistemological’’ paradigm of modern philosophy in the name of a hermeneutic paradigm, more sensitive to the linguistic and historical finitude of human reason. Our author maintains, indeed, that ‘‘hermeneutical debates’’ are now obligatory in our secular age, characterized by the coexistence of a growing plurality of ethical and spiritual perspectives. Secondly, we will argue that this hermeneutic paradigm admits of a fundamental distinction between two modes of reflection, that of ‘‘transcendental arguments’’ and the ‘‘quest for authenticity’’, and will show that transcendental arguments can in turn be understood as a specific modality of ‘‘reason alone’’ in the context of the hermeneutic paradigm. These two first stages of our analysis, mainly of an exegetical nature, will constitute the major part of our dissertation. Thirdly, we will examine the distinction between transcendental arguments and the quest for authenticity, to challenge the limits assigned by Taylor to the first domain. Specifically, we intend to demonstrate that the hermeneutical critique of reason propounded by Taylor presupposes the viability of a ‘‘transcendental ethics’’ and, therefore, the viability of a transcendental conception of reason in the domain of practical rationality. This transcendental ethics emerges at several occasions in his work as a kind of neo-Aristotelian ‘‘humanism’’, firmly anchored in his analysis of the inescapable background conditions of human agency, without being explicitly recognized as such.

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